Vers un nouveau modèle économique résilient et inclusif du Grand Caraïbe

Par Maribel Aponte-García / Latinoaméric21
Le Grand Caraïbe se trouve à une croisée des chemins historique. Les multiples crises qu’il traverse — de la dette insoutenable à l’effondrement du tourisme de masse, en passant par les assauts du changement climatique et l’exclusion sociale — obligent à repenser profondément son modèle économique. Cette région, diverse et stratégique, qui englobe non seulement les îles de la mer des Caraïbes, mais aussi les pays continentaux bordant cette mer comme le Mexique, la Colombie ou les pays d’Amérique centrale, a aujourd’hui l’opportunité de construire un nouveau paradigme de développement centré sur la résilience, l’inclusion et l’innovation.
Mais ce tournant ne sera ni automatique ni exempt de tensions : il requiert une volonté politique, une vision stratégique et une approche transformative capable de rompre avec la dépendance aux marchés externes et les structures extractives. Les Caraïbes ne peuvent plus miser sur une économie basée sur les monocultures touristiques, les zones franches volatiles et les envois de fonds vulnérables aux facteurs géopolitiques. Il est temps de mener une agenda de justice économique mondiale, ancrée dans une intégration régionale qui place ses peuples au centre.
Un Caraïbe résilient face aux crises
Les impacts du changement climatique ne sont pas des hypothèses futures dans le Grand Caraïbe : ils sont une réalité quotidienne. Des ouragans plus intenses à la montée du niveau de la mer, la vulnérabilité écologique est étroitement liée à la fragilité économique. Ainsi, parler de résilience n’est pas seulement une question environnementale, mais profondément structurelle.
La région doit avancer vers une diversification productive qui dépasse la logique extractive. Cela implique de miser sur des industries locales, des économies créatives, la bioéconomie marine et de nouvelles formes de production durable. Il est indispensable d’intégrer le secteur informel dans les stratégies nationales, non comme un fardeau, mais comme une expression de la capacité d’adaptation et de créativité des communautés caribéennes. Par ailleurs, un accès équitable au financement, des infrastructures publiques de qualité et des réseaux logistiques régionaux renforçant le commerce intracaribéen — encore marginal face au commerce avec les puissances externes — sont nécessaires.
Dans ce contexte, le développement ne peut plus être mesuré uniquement par la croissance du PIB. Nous avons besoin d’indicateurs qui captent la capacité des économies caribéennes à autonomiser leurs populations, redistribuer justement et anticiper les défis futurs avec durabilité.
Innovation venue du Sud : une économie numérique et bleue
La numérisation représente une opportunité sans précédent pour le Grand Caraïbe. Avec une population jeune et des universités de haut niveau, la région peut former une nouvelle génération de techniciens, scientifiques, planificateurs et entrepreneurs avec une perspective régionale et des compétences numériques. Miser sur l’intelligence artificielle, la connectivité et la souveraineté numérique n’est pas un luxe : c’est une nécessité stratégique pour combler les fossés structurels et générer des emplois de qualité.
D’autre part, le Caraïbe peut mener une transition écologique depuis la mer. Le concept d’économie bleue durable offre un chemin pour utiliser de manière responsable les ressources marines, en impulsant le biocommerce, la pêche artisanale, la restauration des récifs et le développement de la biotechnologie marine. Mais pour cela, il faut rompre avec le modèle actuel du tourisme de masse, qui épuise les écosystèmes et précarise le travail. À la place, doit émerger un tourisme communautaire, régénératif et orienté vers les savoirs locaux.
Les stratégies régionales doivent se concentrer sur des projets innovants renforçant l’économie bleue, favorisant des plateformes numériques inclusives et stimulant des alliances Sud-Sud avec d’autres pays et blocs en développement.
Justice économique par l’intégration régionale
Le Grand Caraïbe est bien plus qu’un ensemble d’îles et de côtes baignées par une même mer. C’est une région marquée par une histoire commune de colonisation, esclavage, résistance et migration qui a façonné des identités partagées et des tissus culturels uniques. Cette mémoire commune est aussi une source de pouvoir politique.
Depuis des décennies, les Caraïbes ont démontré leur capacité à exercer une influence dans les forums multilatéraux, où le principe « un pays, une voix » leur permet d’avoir un poids au-delà de leur poids économique. Cette diplomatie collective doit être renforcée et se traduire par une plus grande capacité de négociation face aux acteurs mondiaux, notamment sur des sujets tels que l’accès au financement climatique, la régulation des envois de fonds et les chaînes logistiques souveraines.
Par ailleurs, l’intégration économique régionale doit prioriser le commerce intracaribéen, aujourd’hui limité par les barrières douanières, les infrastructures fragmentées et les coûts logistiques élevés. Pour cela, une stratégie commune est nécessaire pour consolider les chaînes de valeur régionales, soutenir les entreprises publiques multinationales et promouvoir un commerce compensé fondé sur les besoins des peuples, et non uniquement sur le capital transnational.
Éducation, mobilité et envois de fonds : trois défis clés
La transformation du modèle économique du Grand Caraïbe passe aussi par trois thèmes urgents : l’éducation, la migration et les envois de fonds. Une réforme éducative orientée vers le développement humain, la science et l’intégration est cruciale. Les universités doivent devenir des centres de réflexion régionaux et de formation technique pour le changement structurel.
Deuxièmement, la migration ne peut plus être gérée sous le prisme de la criminalisation ou de la diplomatie d’urgence. Le Caraïbe a besoin de politiques de mobilité humaine qui reconnaissent la contribution de ses diasporas et protègent les droits des personnes migrantes.
Enfin, les envois de fonds — représentant jusqu’à 20 % du PIB dans certains pays caribéens — doivent être protégés contre d’éventuelles sanctions, taxes ou restrictions externes. Des plateformes numériques propres, des alliances bancaires régionales et une régulation souveraine sont des étapes essentielles pour garantir que ces flux restent un filet de sécurité pour des millions de familles.
Une mer partagée, un avenir commun
Le Grand Caraïbe est appelé à jouer un rôle de premier plan dans la reconfiguration de l’ordre mondial. Sa position stratégique, sa richesse culturelle et sa diversité écologique lui confèrent un avantage comparatif unique. Mais ce qui peut transformer cet avantage en changement réel, c’est la capacité à construire une agenda commune, par le bas et depuis le Sud.
La région est un pont entre océans et cultures, un réservoir de biodiversité et un foyer de pensée à impact global. Pour assumer ce rôle, elle a besoin de volonté politique, de vision stratégique et de structures régionales.
À cet égard, la récente Déclaration de Montería, signée le 30 mai par les pays du Grand Caraïbe lors du Sommet de l’Association des États de la Caraïbe, constitue un pas important. Dans son article II sur la coopération, la déclaration réaffirme que la coopération est un instrument essentiel pour atteindre le développement durable de la région. Cet engagement renouvelé doit se traduire par des actions concrètes : financement climatique juste, transfert technologique, intégration productive et politiques publiques centrées sur l’équité.
Dans cette mer de possibilités, le temps d’agir est maintenant !