acs aec
news

Articles

Réimaginer les Caraïbes : du tourisme extractif au développement inclusif

Par Carlos A. Gordón B. / Latinoamérica21

L’image idyllique des Caraïbes, présentée comme un paradis de plages de sable blanc, de palmiers et d’eaux turquoise, a été répétée à l’excès par l’industrie touristique internationale. Pourtant, nous réfléchissons rarement au prix que paient les communautés locales et les écosystèmes pour entretenir cet idéal. Aujourd’hui plus que jamais, il est urgent de repenser le modèle touristique caribéen, en passant d’un modèle extractif, inégal et dépendant à un modèle durable, inclusif et respectueux de sa diversité culturelle et environnementale.

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence la grande vulnérabilité du tourisme dans les Caraïbes. Avec la fermeture des frontières et l’arrêt de la mobilité internationale, de nombreuses économies de la région ont été presque totalement paralysées. Cette dépendance extrême au tourisme international révèle non seulement des faiblesses économiques, mais aussi de profondes inégalités : les bénéfices se concentrent généralement entre les mains de grandes chaînes hôtelières étrangères, tandis que les communautés locales restent à l’écart, confrontées à la précarité de l’emploi, aux déplacements territoriaux et à la dégradation de leurs moyens de subsistance.

Le modèle dominant dans les Caraïbes, fondé sur le tourisme de masse et les croisières, a contribué à une standardisation de l’expérience touristique. En témoignent les 34,2 millions de touristes internationaux arrivés dans la région en 2024, selon l’Organisation du tourisme des Caraïbes, dont 33,7 millions — soit 98,5 % — via les croisières, un secteur en forte reprise cette année-là. Comme l’avait averti le poète Derek Walcott, cette vision commerciale réduit l’identité caribéenne à une carte postale superficielle, vendue dans des brochures qui ignorent la richesse culturelle et l’histoire des îles. Les escales courtes des croisières et les forfaits tout compris découragent l’interaction avec les communautés, homogénéisent les destinations et limitent l’impact économique local.

Bien que ce secteur ait généré plus de 4,26 milliards de dollars de dépenses directes et créé plus de 94 000 emplois durant la saison 2023/2024, une transformation profonde du tourisme dans les Caraïbes est indispensable. Cette transformation doit commencer par revoir les fondements sur lesquels ce modèle a été construit. Pour le développement du tourisme et des communautés caribéennes, la connectivité et les transports sont essentiels. Pourtant, le transport maritime dans la région est fragmenté et n’a pas été pleinement exploité. Bien que les îles soient géographiquement proches, la connectivité intra-caribéenne reste limitée comparée aux connexions avec l’extérieur. Les services de ferry rencontrent de nombreux obstacles : infrastructures obsolètes ou insuffisantes, inefficacités technologiques et administratives, procédures douanières et migratoires peu harmonisées, et absence de politique régionale unifiée.

Surmonter ces barrières implique d’investir dans des infrastructures portuaires modernes, d’harmoniser les procédures douanières et migratoires et de conclure des accords régionaux permettant une mobilité plus fluide entre les pays des Caraïbes. Ces améliorations ne faciliteraient pas seulement un tourisme inter-îles, plus durable et décentralisé, valorisant la culture et le patrimoine des peuples caribéens, mais permettraient aussi de promouvoir les Caraïbes comme une région intégrée. Renforcer la connectivité de l’intérieur est fondamental pour diversifier l’économie, réduire la dépendance vis-à-vis des marchés du Nord global, et construire une identité touristique plus enracinée dans les dynamiques culturelles, sociales et économiques propres aux Caraïbes.

Un autre axe essentiel de transformation est le renforcement du tourisme communautaire (CBT — Community-Based Tourism). Contrairement au modèle extractif, le CBT repose sur la participation active des communautés, le respect de leurs modes de vie, et la proposition d’expériences authentiques centrées sur la culture, la gastronomie, la nature et les traditions locales. À titre d’exemple, Sainte-Lucie, à travers son Agence de tourisme communautaire, promeut le CBT depuis des décennies, tandis que Trinité-et-Tobago élabore une politique nationale en la matière. Toutefois, l’absence de données sur les impacts économiques, environnementaux et sociaux limite l’engagement politique pour soutenir ce type d’initiatives.

Pour que le CBT ne reste pas marginal ou symbolique, il est crucial de garantir l’accès au financement, de fournir des formations en gestion touristique et en hospitalité, et de mettre en place des cadres réglementaires reconnaissant sa valeur économique, environnementale et culturelle. Il est également nécessaire de mettre en œuvre des systèmes de suivi avec des indicateurs permettant de mesurer son impact réel dans les communautés, afin d’assurer sa durabilité et son expansion. Ces actions contribueraient à construire une industrie plus inclusive, redistribuant les bénéfices et donnant aux acteurs locaux un rôle central dans le développement.

Mais on ne peut parler de durabilité sans aborder l’impact écologique du tourisme. Les Caraïbes sont une région particulièrement vulnérable au changement climatique. Les ouragans, la montée du niveau de la mer et la dégradation des zones côtières sont des menaces qui s’intensifient. Les projets touristiques mal planifiés, souvent situés dans des zones à risque, aggravent ces problèmes et entraînent des coûts sociaux et économiques accrus après chaque catastrophe.

Il est donc urgent de renforcer la résilience territoriale du secteur touristique. Cela passe par l’application stricte de normes de construction résistantes aux phénomènes naturels, une planification territoriale fondée sur l’analyse des risques, et la restauration des écosystèmes côtiers comme barrières naturelles contre les tempêtes et l’érosion. En outre, des normes environnementales plus strictes doivent être exigées pour les projets touristiques, afin d’éviter la destruction de mangroves, récifs ou dunes essentiels à la protection des communautés.

La transition vers un tourisme plus juste et résilient dans les Caraïbes exige de redéfinir les indicateurs de réussite du secteur. Pendant des décennies, le succès a été mesuré en nombre de visiteurs ou en revenus bruts, sans considérer la distribution de ces revenus, leurs impacts environnementaux ou l’héritage laissé aux communautés. Il est urgent d’adopter des indicateurs alignés avec les Objectifs de développement durable (ODD), intégrant des dimensions sociales, culturelles et écologiques.

Dans ce processus, l’Association des États de la Caraïbe (AEC), qui regroupe 25 États membres et 10 membres associés du Grand Caraïbe, joue un rôle stratégique en promouvant l’intégration régionale comme moteur de développement économique et de rayonnement international. Face à des défis structurels tels que le manque d’infrastructures, les différences culturelles et la dépendance externe, il est essentiel de mettre en œuvre des politiques telles que le renforcement de la connectivité, l’élargissement des échanges commerciaux et la promotion des Caraïbes comme une destination régionale diverse et articulée.

Réimaginer le tourisme caribéen ne signifie pas simplement optimiser son fonctionnement, mais le transformer en profondeur, en rompant avec un modèle extractif pour évoluer vers un modèle véritablement durable, inclusif et résilient.