La Grande Caraïbe face au défi mondial : une intégration pour une action géostratégique
Par Manuel Alcántara / Latinoamérica21
La rupture instaurée par le trumpisme depuis le 20 janvier dernier a entraîné l’affaiblissement de l’ordre international établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, et au-delà de sa complexe histoire coloniale et de ses structures institutionnelles héritées, le moment actuel exige de la région de la Grande Caraïbe une action coordonnée, audacieuse et soutenue afin de s’imposer comme un acteur géostratégique pertinent à l’échelle mondiale.
L’ordre émergé après 1945 a permis la naissance d’un nombre important de nouveaux États issus du processus généralisé de décolonisation. Dans le cas des Amériques, le nombre d’États intégrés à la communauté internationale a pratiquement doublé, nombre d’entre eux ayant des côtes sur la mer des Caraïbes et héritant du passé colonial de puissances comme la France, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas.
L’héritage colonial diversifié opposait les pays façonnés sous l’influence majoritairement espagnole aux nouveaux États. Cette situation donna naissance à un creuset culturel d’une grande richesse, mettant toutefois en contraste la spécificité continentale et insulaire. À cela s’ajoutaient des différences institutionnelles, issues des modèles politiques hérités : les anciennes colonies britanniques adoptèrent des systèmes parlementaires, entraînant une distribution du pouvoir et une capacité de réponse aux crises politiques différentes.
Un autre facteur déterminant dans la sphère internationale réside dans la vision historique des États-Unis considérant la Caraïbe comme une mer intérieure — une perception consolidée au milieu du XIXᵉ siècle, lorsque cette mer devint une voie stratégique de connexion entre les côtes atlantique et pacifique lors de l’expansion territoriale américaine. Cette logique géopolitique s’est renforcée avec la construction du canal de Panama au début du XXᵉ siècle, donnant lieu à de multiples interventions dans la région. La réaction la plus marquante à cette présence fut la révolution cubaine de 1959, bien que dans les décennies suivantes, la région ait connu des épisodes de forte tension avec les interventions militaires américaines en République dominicaine (1965), à la Grenade (1983) et au Panama (1989). C’est dans ce contexte, et avec l’objectif d’encourager l’intégration politique, économique et sociale des pays et territoires caribéens, que fut créée en 1973 la Communauté des Caraïbes (CARICOM), regroupant 15 États membres et 5 associés, tous insulaires.
L’intérêt stratégique des États-Unis pour la région s’est émoussé avec l’arrivée du XXIᵉ siècle et la rétrocession du canal de Panama aux autorités panaméennes, coïncidant avec l’émergence du projet chaviste en Amérique latine. Dans la Caraïbe, cela s’est traduit par l’influence de PDVSA via PetroCaribe, lancé en 2005 dans le cadre de l’initiative ALBA, qui a rapproché quinze États caribéens du « socialisme du XXIᵉ siècle », jusqu’à l’interruption de ses activités en 2019.
La mort d’Hugo Chávez et surtout la chute des prix du pétrole ont modifié le panorama régional, ouvrant la voie à une coopération accrue entre les États caribéens. Ce nouveau contexte s’est consolidé autour de deux défis majeurs : la prise de conscience croissante des risques liés au réchauffement climatique et l’attrait du marché du travail américain pour une population prête à émigrer, en raison du développement économique limité des États et territoires baignant dans la mer des Caraïbes, très dépendants du secteur touristique.
Début 2023, le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, alertait le Conseil de sécurité sur le fait que l’élévation du niveau de la mer menaçait de provoquer « un exode massif aux dimensions bibliques » — une réalité déjà visible dans l’archipel panaméen de San Blas. Les projections climatiques anticipent des scénarios critiques à court terme. Parallèlement, le changement de nom impérialiste du golfe du Mexique en « golfe de l’Amérique » par Trump réaffirme la vocation hégémonique des États-Unis dans la région et ravive le « destin manifeste » d’il y a plus d’un siècle.
Ces deux éléments représentent des défis évidents pour l’Association des États de la Caraïbe, dont le parcours, au cours de ses trois décennies d’existence, a souffert des aléas mentionnés, à l’instar des maigres résultats d’autres processus d’intégration régionale sur le continent. Les 25 États membres et les 10 associés réaffirment leur engagement en faveur de la souveraineté, du multilatéralisme et de l’unité dans la diversité, à un moment particulièrement critique. Le prochain sommet à Carthagène, dans un contexte de paroxysme du (dés)ordre international atteignant des sommets inédits, ne doit pas se réduire à une nouvelle réunion conclue par des déclarations rhétoriques sans engagements concrets.
Dans l’agenda politique immédiat, les États caribéens font face à trois défis qu’il est, selon moi, urgent d’aborder. Le premier concerne la consolidation du processus d’institutionnalisation de l’organisation comme une association dotée d’une structure de gouvernance permanente et solide, disposant de mécanismes décisionnels agiles et d’un modèle représentatif équilibré des États membres, tenant néanmoins compte de la taille de chaque pays par une pondération adéquate. Le deuxième défi est celui de l’asymétrie des relations actuelles avec les États-Unis et de leur volonté de restaurer leur « destin manifeste » dans la région — un exemple étant le changement de dénomination du golfe du Mexique. Enfin, le troisième défi est la nécessité d’un engagement clair en faveur du multilatéralisme, qui doit se traduire en actions conjointes pour relever les défis les plus urgents de la Grande Caraïbe : améliorer la réduction des risques de catastrophes, progresser vers une économie bleue durable, affronter le changement climatique avec détermination, renforcer les solutions de connectivité en matière de transport et de commerce, et consolider un tourisme véritablement durable et inclusif. Le multilatéralisme, plus qu’un principe, doit devenir un outil actif de transformation de la région.
Le passé hétérogène, l’avancée du credo démocratique dans la majorité des États membres et l’absence d’un leadership dominant — un facteur qui facilite un dialogue horizontal et peut simplifier la prise de décision — constituent sans aucun doute des éléments favorables à la promotion de ces axes de coopération, qui exigent des décisions urgentes et résolues.


