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Économie bleue dans les Caraïbes : en quête de résilience et de régénération

Par Larisse Faroni-Perez / Latinoamérica21

La Grande Caraïbe, mosaïque de biodiversité, de culture et d’histoire, se trouve à une croisée des chemins cruciale qui définira son avenir. Bien que les États caribéens adoptent de plus en plus l’économie bleue comme moteur du développement durable, les fondements écologiques qui soutiennent cette vision — récifs coralliens, mangroves et herbiers marins — se dégradent en raison du changement climatique et de la pollution.

Cette réalité révèle une contradiction profonde : pour être viable, inclusive et durable, l’économie bleue doit être régénérative, fondée sur des systèmes socio-environnementaux participatifs, des solutions basées sur la nature, une souveraineté régionale sur les ressources marines et une transition énergétique résiliente et à faibles émissions. Pourtant, ce patrimoine partagé est soumis à des menaces écologiques croissantes qui mettent en péril ces aspirations.

L’économie bleue : entre promesse et danger

Les gouvernements caribéens et les institutions multilatérales ont promu l’économie bleue comme une nouvelle voie vers une croissance durable. Le tourisme côtier, la pêche et la biotechnologie marine émergent comme des stratégies pour diversifier des économies traditionnellement dépendantes du commerce international et d’un tourisme de masse.

Barbade, par exemple, a lancé la première initiative mondiale de « dette pour climat », créant la Blue Green Bank avec l’appui de la Banque de développement des Caraïbes, pour financer des projets résilients (eau et assainissement). Au Belize, une alliance avec The Nature Conservancy a permis la conversion de 364 M$ de dette nationale, soit 12 % du PIB, avec 180 M$ dédiés à la conservation marine, dont l’engagement de protéger 30 % des eaux beliziennes. Quant à la République dominicaine, elle a intégré l’économie bleue à son plan national d’adaptation au climat, reconnaissant que ses écosystèmes marins génèrent environ 1 790 M$ par an, soit près de 1,58 % du PIB.

Cependant, ces avancées restent fragiles face au stress écologique croissant. Le modèle de développement global actuel repose toujours sur une logique de productivité, ignorant la fragilité des écosystèmes marins. Des études scientifiques avertissent que, sans stabilisation urgente des émissions de CO₂, jusqu’à 94 % des récifs coralliens pourraient disparaître d’ici 2050, perdant plus de masse structurale qu’ils ne peuvent en reconstruire. La contradiction est nette : aucune économie bleue ne peut perdurer sans bases écologiques solides.

Redéfinir le paradis : changement climatique et avenir du tourisme

Les signaux d’alerte se multiplient. La région subit déjà les effets de la crise climatique : ouragans plus intenses, érosion côtière et montée du niveau de la mer menacent les communautés et infrastructures caraïbes.

La fréquence des ouragans de catégorie 4 et 5 a augmenté ces dernières décennies et devrait continuer à croître. Entre 2000 et 2012, plus de 100 ouragans ont frappé directement la Caraïbe, laissant dévastation économique, sociale et environnementale. Même sans toucher la terre, l’ouragan Dean a modifié le profil des plages de Trinité. En 2024, Beryl est devenu le premier ouragan de catégorie 5 à toucher le sud-est de la Caraïbe en juin, causant de lourds dégâts. La saison des ouragans de l’Atlantique s’est terminée l’an passé avec 18 tempêtes, dont 11 ouragans, cinq atteignant les catégories 3 à 5, montrant un schéma climatique de plus en plus dangereux.

Aux Bahamas, l’essentiel de l’infrastructure touristique se trouve en zones très vulnérables à la montée des eaux. Une élévation d’un mètre, combinée à de fortes vagues cycloniques, pourrait affecter jusqu’à 83 % des complexes touristiques et hôtels. Antigua-et-Barbuda et les Bahamas figurent parmi les pays où le tourisme côtier représente plus de la moitié du PIB. Les côtes, aujourd’hui sources de milliards en revenus touristiques, pourraient être englouties dans quelques décennies.

Au-delà des phénomènes extrêmes, la crise du sargasse est devenue une menace sérieuse. Alimentées par les nutriments des eaux agricoles et les courants océaniques modifiés, ces algues massives asphyxient les habitats, tuent les poissons et repoussent les touristes, entraînant des pertes économiques significatives et des coûts élevés pour les autorités locales en nettoyage et restauration écologique.

La crise des coraux est également alarmante. Les épisodes de blanchissement massif, de plus en plus fréquents, ont déjà dévasté des écosystèmes entiers dans les îles Vierges et le sud de la Jamaïque. À cela s’ajoute la propagation de la maladie de perte de tissu corallien, très létale, qui détruit rapidement les récifs caribéens.

Les communautés en première ligne : une charge inégale

Comme souvent, l’effondrement écologique n’est pas équitable. Les communautés côtières — populations vulnérables, peuples autochtones, pêcheurs artisanaux — sont les plus affectées et les moins préparées.

Dans des pays comme Haïti et la Dominique, les phénomènes extrêmes provoquent des déplacements internes, aggravant l’insécurité alimentaire et économique. Les impacts sur la santé mentale augmentent également dans toute la région. Ces facteurs de stress transforment le quotidien côtier.

Par ailleurs, l’accès équitable aux bénéfices de l’économie bleue reste limité : les investissements atteignent rarement les communautés de base, n’intègrent pas les savoirs traditionnels et excluent souvent les voix locales des processus de gouvernance.
Une économie bleue durable doit aussi être solidaire. Il s’agit de défendre les droits territoriaux, d’intégrer les savoirs locaux dans la prise de décision et d’assurer une distribution juste des bénéfices.

Reviens l’horizon bleu : souveraineté et coopération

La Grande Caraïbe est plus qu’une région géographique. C’est un espace politique et symbolique de résistance, de solidarité et d’interdépendance. Face aux défis océaniques, l’intégration régionale devient stratégie de survie, déclaration de souveraineté et moyen de réduire les pressions externes sur les ressources marines.

Dans ce cadre, renforcer la diplomatie scientifique caribéenne dans les accords mondiaux — la Convention sur la diversité biologique (CDB) et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) — est stratégique. Il faut plus que des discours : des instruments concrets de souveraineté, comme les « obligations bleues », qui lient le financement à des résultats de conservation, avec des mécanismes de suivi, de transparence et des retombées tangibles pour les communautés locales.

Dans cette ligne, la récente « Déclaration de Montería » de l’Association des États de la Caraïbe (AEC), adoptée le 30 mai lors du 10ᵉ Sommet des chefs d’État, réaffirme que la coopération régionale est essentielle pour atteindre le développement durable du Gran Caribe et réaliser l’Agenda 2030 et les ODD, soulignant la nécessité d’alliances stratégiques, inclusives et coordonnées à différents niveaux pour obtenir des impacts réels et durables.

Redéfinir les modèles de développement, reconstruire la relation société-nature et adopter une vision stratégique à long terme sont des étapes essentielles pour l’avenir de la Grande Caraïbe.

La mer des Caraïbes n’est pas seulement un atout économique. C’est un territoire vivant, berceau de cultures, de savoirs ancestraux et un horizon de possibilités. La région est à un tournant historique : continuer sur la voie de la dégradation ou bâtir une économie bleue régénérative, fondée sur le soin des populations et des écosystèmes, et sur la force de la coopération régionale.